Thèse en cours

Eros politique, démocratie et corruption : un dialogue entre le projet rousseauiste, la Constitution de 1791 et la situation contemporaine.

FR  |  
EN
Auteur / Autrice : Marc Tilly
Direction : Thierry Ménissier
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Philosophie
Date : Inscription en doctorat le 01/10/2020
Etablissement(s) : Université Grenoble Alpes
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale de philosophie (Lyon ; Grenoble ; 2007-....)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : IPhiG - Institut de Philosophie de Grenoble

Résumé

FR  |  
EN

Dans « De l'amour » Stendhal compare deux éthos érotiques : celui de Werther et celui de Don Juan. Il rapproche tout d'abord la figure érotique de Werther de la figure romantique de J-J Rousseau, qu'il oppose ensuite à l'éthos de Don juan, puis il procède à l'évaluation de ces deux attitudes érotiques : Werther idéalise Charlotte comme Rousseau idéalise Mme de Warens et, de même que cette idéalisation mène inévitablement Jean-Jacques au désespoir, elle conduit fatalement Werther au suicide. Inversement, Don Juan désidéalise les femmes, et c'est là que se trouve, selon Stendhal, la raison de son succès. Pourtant, contre toute attente, dans cet ouvrage Stendhal finit par se prononcer en faveur de Werther et ce, en raison de la part d'ombre et de désenchantement inhérente à l'éthos érotique de Don Juan. Or, la présente étude propose d'examiner la conclusion exactement inverse, en appliquant les catégories de l'érotique stendhalienne au champ politique et en faisant l'hypothèse que la Constitution de 1791 marque l'aboutissement d'une dialectique de l'Eros politique, dont le donjuanisme politique est le moment ultime. Afin d'établir cette thèse, nous montrerons tout d'abord que ce que nous nommerons l'absolutisme représentatif de Hobbes, est l'expression d'une forme de sexisme érotico-politique. Pour cela, il nous faudra montrer que le contrat politique de Hobbes est analogue au contrat de mariage compris comme un pacte de soumission. A cet effet, nous mettrons en lumière le lien structurel entre la doctrine juridique anglaise de la coverture, selon laquelle la volonté de la femme est suspendue par le contrat de mariage et assimilée à celle de son mari ; et la théorie hobbienne de la représentation politique, selon laquelle la volonté du peuple est suspendue par le contrat politique et assimilée à celle de ses représentants légaux. Nous poursuivrons ensuite l'analogie entre ces deux doctrines, en montrant notamment que la femme et le peuple y sont respectivement représentés en état de tutelle légitime, et ce car dans les deux cas l'aliénation du vouloir y est présentée comme un renoncement consentit à la liberté, en échange de la sécurité. Ainsi, nous verrons que l'absolutisme hobbien reconduit, à l'égard de la figure du peuple, une forme de machisme politique analogue au machisme érotique que l'on trouve dans la doctrine victorienne de la coverture, à l'égard de la figure de la femme. Dans un second temps, nous étudierons le projet de fondation d'une démocratie souveraine envisagé par Rousseau contre Hobbes et ce, afin d'établir que ce projet est l'expression pure du werthérisme politique. Pour cela, il nous faudra tout d'abord établir que ce projet politique est fondé sur une complexion affective de type érotique, qui, sur le mode de la cristallisation stendhalienne, reconduit en politique, sous les figures du peuple et de la représentation-mandat, une idéalisation werthérienne de la femme et de la fidélité amoureuse. A cet effet, nous nous intéresserons tout d'abord à la théorie de la cristallisation, que Stendhal développe dans « De l'amour ». Subversion du réel par l'idéal, mystification, la cristallisation, nous le verrons, désigne sous la plume de Stendhal, un processus d'enjolivement illusoire de l'aimée par l'amant, au terme duquel l'idéal se substitue au réel. Sur cette base, nous montrerons ensuite, d'une part, que le contrat politique, tel que Rousseau l'envisage sous la forme d'un pacte d'association, est l'analogon politique d'une relation érotique librement et mutuellement consentie. Et, d'autre part, qu'il existe une similitude de structure entre l'idéalisation juridique de la figure du Peuple par Rousseau dans le Contrat social, et l'idéalisation érotique de la figure de Julie par Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse. Dans les deux cas, nous verrons qu'un même processus d'inversion du réel est à l'œuvre. Concrètement, en suivant l'analyse d'Althusser, nous verrons que l'objet philosophique contrat social ne peut fonctionner que par le jeu d'un décalage théorique interne, qui, en inversant le rapport entre le réel et l'idée, conduit inévitablement au basculement de la théorie dans l'idéologie. Précisément, nous verrons que, pour être conclu, le contrat social présuppose avec nécessité l'existence du peuple, dont il est pourtant censé assurer la génération artificielle. Pétition de principe, cercle logique, nous verrons que cette inversion est le point de bascule à partir duquel le rapport entre l'idéal et le réel s'inverse dans les écrits politiques de Rousseau. Enfin, que cette ontologisation fantasmagorique et naïve de la figure du Peuple, ainsi que la sacralisation irrationnelle de sa volonté, est l'analogon politique du werthérisme érotique. C'est-à-dire, le pendant politique du werthérisme érotique, et l'expression pure du werthérisme démocratique. Dans un troisième temps, nous verrons que la Constitution de 1791 est l'expression du donjuanisme politique machiavélien, en ce qu'elle réalise sur un mode virtuose la synthèse des deux tendances érotico-politiques antagonistes précédemment étudiées, à savoir, d'une part, le machisme érotico-politique de Hobbes et, d'autre part, le werthérisme démocratique de J-J Rousseau. Afin de rendre raison de cette synthèse, mais aussi afin de restituer la dimension dialectique qui caractérise cette synthèse, nous procèderons en trois temps. Tout d'abord, nous verrons que la Constitution de 1791, fondatrice du gouvernement représentatif, confère à la représentation nationale qu'elle institue une dimension constructiviste, qui reconduit très exactement la représentation politique théorisée par Hobbes dans le Léviathan. Dans un second temps, nous verrons que la Constitution de 1791 prohibe le mandat impératif théorisé par J-J Rousseau, et que cette prohibition découle directement de la dimension constructiviste de la représentation nationale. Concrètement, nous montrerons que dans le système de la souveraineté nationale théorisé par Sieyès, il ne peut pas y avoir, d'abord un peuple, puis une volonté proclamée par le peuple et, enfin, une délégation de cette volonté à des représentants révocables et punissables chargés par mandat impératif de l'exécuter ; car il y a au contraire, dans ce système, d'abord une représentation, qui, par le fait même d'instituer la volonté nationale, donne naissance à la Nation. Plus exactement, nous verrons que dans la logique de la souveraineté populaire, l'établissement d'un mandat présuppose avec nécessité la subordination du mandataire à la volonté de ses mandants, mais que, puisque dans le droit public révolutionnaire c'est au contraire la volonté du représenté qui est subordonnée à celle de ses représentants, en ce qu'ils la lui confèrent, alors, il ne peut pas y avoir dans ce système de rapport contractuel entre les électeurs et les élus. Par suite, nous verrons qu'il ne peut pas non plus y avoir dans ce système d'obligation légale pour l'élu de mettre en œuvre les mesures au nom desquelles il a été élu, ni non plus de sanction en cas de non-application de celles-ci. Et ce, car la légalité de l'obligation, comme celle de la sanction, présupposent, pour être effectives, un engagement contractuel préalable qui, précisément, en l'occurrence, fait défaut. Raison pour laquelle, comme nous le verrons, le mandat impératif est constitutionnellement prohibé. Cependant, fait saisissant, nous verrons ensuite qu'alors même que la Constitution prohibe le mandat impératif, elle en assure cependant la reconduction apparente sur un mode illusoire. Dans un troisième temps, nous verrons en effet que la constitution de 1791 confère à la représentation absolutiste hobbienne, qu'elle institue, l'aspect du mandat-impératif démocratique, qu'elle prohibe. Et qu'elle consacre ainsi l'illusion de son institutionnalisation, alors même qu'elle en opère la négation. A l'instar du Don Juan de Stendhal, dont la virtù érotique est fondée sur une aptitude à se donner en représentation sur le mode polymorphique de la duplicité, le texte constituant présente en effet une image de la représentation politique opposée à sa signification juridique, qui, à l'instar de la représentation duplice du Prince de Machiavel, est l'expression même de sa virtù politique. Ainsi, l'ambition de cette étude est de montrer comment la représentation politique révolutionnaire se rattache, sur un mode original, à une triple tradition politique, dont elle réalise la synthèse. A savoir, celle de Hobbes, tout d'abord, dont elle reconduit juridiquement la conception absolutiste de la représentation politique. Celle de Rousseau, ensuite, dont elle assure la reconduction de la théorie de la représentation-mandat sur un mode apparent. Enfin, celle de Machiavel, par la virtù politique que cette reconduction apparente manifeste. Cela posé, plusieurs difficultés apparaissent, qui constituent, en l'état actuel, les orientations possibles de la recherche : la première difficulté concerne « l'accusation » de werthérisme proférée à l'égard du projet politique de Rousseau. Il se pourrait que cette accusation soit infondée. En effet, si le mandat impératif est réellement impossible à mettre en œuvre, alors pourquoi toutes les Constitutions françaises l'ont-elles prohibé ? Quel sens y aurait-il, en effet, à interdire ce qui, de fait, est impossible ?L'invariance de la prohibition du mandat impératif dans le droit public français semble ainsi indiquer que le mandat impératif n'est pas une chose impossible à mettre en œuvre. De plus, une lecture assidue des écrits politiques de Rousseau révèle que le mandat impératif possède effectivement une finalité pratique et réaliste. Tout l'effort de Rousseau consiste en effet à instituer une nouvelle forme de démocratie, indirecte et représentative, capable de dépasser, par le recours à la députation qui la caractérise, l'obstacle géo-démographique posé par le grand nombre de citoyens et la vaste étendue du territoire des Etats modernes. Et aussi, d'autre part, à garantir, par le mandat impératif, que ce recours à la députation ne puisse pas pour autant entrainer une aliénation de souveraineté. Ainsi, d'après Rousseau, le recours au mandat impératif est non seulement possible, mais il est aussi et surtout nécessaire. Mais, si la mise en œuvre du mandat impératif est une chose possible, alors pourquoi le mandat impératif est-il prohibé ? Nous verrons qu'il est possible de considérer que le mandat impératif est réalisable, mais pas souhaitable et ce, en raison de la dimension délétère de ses effets. Le mandat impératif présuppose l'attribution de l'exercice de la puissance législative au peuple. Or, cette attribution pose le problème de la compétence politique du Peuple. Les révolutionnaires opposés au mandat impératif ont ainsi considéré le peuple comme inapte à l'exercice du pouvoir politique. Et ce, en raison de son irrationalité et de sa nature désirante et impétueuse, mais aussi en raison de son incapacité à transcender l'égoïsme de l'intérêt particulier, pour s'élever jusqu'à l'universalité de l'intérêt général. Mais qu'en est-il réellement ? Le peuple, en effet, est-il un bon par nature, ou est-il un despote en puissance ? Par suite, devons-nous considérer la démophile des partisans du mandat impératif comme une forme de werthérisme, en soulignant la dimension naïve et irréaliste de la figure du Peuple qu'ils promeuvent, ou devons-nous au contraire considérer la démophobie des opposants au mandat impératif comme une forme de donjuanisme politique, en soulignant la similitude entre, d'une part, cette désidéalisation politique du peuple et, d'autre part, la désidéalisation érotique de la femme par Don Juan ? Plutôt que de trancher, nous nous bornerons ici à préciser que, pour nous, le werthérisme et le donjuanisme sont deux modalités de l'éros politique, et qu'ils constituent à ce titre deux points de vue cardinaux et opposés à partir desquels une réflexion philosophique sur la politique peut être menée. Aussi, que ces deux approches sont excluantes l'une de l'autre, mais pourtant complémentaires, en ce sens qu'il n'y a de donjuanisme à l'égard du peuple, que sur la base et à travers le prisme d'un point de vue werthérien considéré comme valide et légitime. Et inversement. En effet, Werther pourrait-il être accusé de naïveté si Don Juan n'existait pas ? Or cette dernière remarque nous amène directement à notre seconde difficulté, qui, comme nous allons le voir, concerne la question philosophique de la corruption. Les partisans et les opposants au mandat impératif s'opposent sur la question de la nature de la corruption en politique, ainsi que sur les moyens de l'endiguer. D'une part, en effet, les opposants au mandat impératif, comme Sieyès et Barrère, considèrent que le mandat impératif conduirait directement à la corruption du législateur et ce, en raison de l'incapacité du peuple à dépasser ses intérêts particuliers immédiats. Dans cette optique, si le peuple devenait législateur, l'intérêt général serait systématiquement desservi au profit d'intérêts partisans. La loi, dès lors, ne servirait plus l'intérêt général, mais serait au contraire asservie à des intérêts particuliers, et la puissance législative s'en trouverait corrompue. Cependant, d'un autre côté, conformément à la pensée politique de Rousseau, les partisans du mandat impératif soutiennent que c'est au contraire l'absence de mandat impératif qui conduit à une telle corruption de la puissance législative. En effet, on trouve dans les écrits politiques de Rousseau l'idée que le mandat impératif, en subordonnant, en droit, le député aux citoyens, permet en retour un contrôle du politique (instructions, révocations, reddition des comptes) susceptible de contrebalancer l'influence des intérêts privés sur la décision politique. L'idée étant que, pour empêcher la corruption il faut la rendre onéreuse à un point tel qu'elle cesse d'être rentable, et qu'à cet effet il suffit de confier au Peuple l'exercice de la loi. Attendu que la corruption d'un individu ou de quelques députés est chose aisée, tandis que la corruption de tout un peuple est impossible. Or, dans un monde ou les intérêts généraux, dans les domaines écologiques, économiques et sanitaires, sont plus que jamais menacés par l'influence des intérêts privés, cette idée de Rousseau d'instituer un mandat impératif afin de garantir un contrôle citoyen de la politique publique semble pertinente. Il nous semble donc que la question de l'applicabilité du mandat impératif mérite d'être examinée. Aussi, nous l'examinerons. Une application du mandat impératif à des sujets d'intérêt commun permettrait par ailleurs la mise en œuvre, à grande échelle, d'une délibération citoyenne réelle et, par conséquent, une participation éclairée et égalitaire de tous sur des sujets d'intérêts communs. Par suite, il nous faudra donc examiner l'hypothèse selon laquelle le mandat impératif serait la solution à la crise actuelle de la représentation politique. A cet effet, nous examinerons l'idée que la crise actuelle de la représentation politique trouve ses origines dans la Constitution fondatrice du gouvernement représentatif, et plus exactement, de la tension entre sa prohibition constitutionnelle et sa reconduction juridique apparente. En assignant à la représentation politique l'éthos de la représentation-mandat démocratique, les révolutionnaires n'ont-ils pas, en effet, placés leur système sous le signe de la crise ? Par suite, pour résoudre cette crise, ne faudrait-il pas, dès lors, lever la prohibition du mandat impératif, afin de faire de la représentation politique un réel mandat ? Le mandat impératif, qu'on l'articule d'une manière ou d'une autre, est-il susceptible d'apporter une solution à la crise actuelle de la représentation politique ? Son application limitée à des sujets d'intérêt commun représente-t-elle une piste crédible ? Si oui, serait-il préférable que ce mandat soit seulement consultatif, ou au contraire est-il pertinent d'envisager que celui-ci puisse avoir une finalité exécutoire ? C'est ce qu'il s'agira d'examiner au cours de notre étude. Pour mener cette étude à bien nous procéderons à une analyse de la Constitution de 1791, que nous étudierons en convoquant le système théorique mis en œuvre par son fondateur, Joseph-Emmanuel Sieyès et ce, en confrontant le système théorique de Sieyès avec, d'une part, la théorie hobbienne de la représentation politique et, d'autre part, le système de la souveraineté populaire théorisé par Rousseau. Nous nous référerons également à l'analyse du texte constituant réalisée par le juriste français Raymond Carré de Malberg. Ainsi, nous parviendrons à isoler une structure théorique fondée sur des invariants constitutionnels, qui devrait permettre à nos analyses d'avoir une valeur actuelle.