Thèse de doctorat en Sociologie et genre
Sous la direction de Jules Falquet et de Vanina Bouté.
Soutenue le 29-03-2021
à l'Université Paris Cité , dans le cadre de École doctorale Sciences des sociétés (Paris ; 2019-....) , en partenariat avec Laboratoire de changement social et politique (Paris ; 2014-...) (laboratoire) .
Le président du jury était Pierre Petit.
Le jury était composé de Jules Falquet, Vanina Bouté, Pierre Petit, Jane Freedman, Maud Simonet, Pascale Absi, Yves Goudineau.
Les rapporteurs étaient Jane Freedman, Maud Simonet.
Au Laos, les programmes de lutte contre la traite et l'exploitation sexuelle des femmes se multiplient depuis la décennie 2000. Le pays, l'un des plus pauvres de la région, connaît une migration de main d'oeuvre féminine importante vers la Thaïlande voisine, notamment vers l'industrie du sexe. Les études consacrées à la lutte contre la traite se concentrent principalement sur les discours anti-traite et se focalisent sur la répression du travail sexuel. Au contact des femmes concrètement prises en charge par ces politiques, la thèse s'appuie sur une ethnographie de long cours réalisée dans des centres de réhabilitation pour victimes de traite du Laos, et des dortoirs d'usines de Vientiane et Savannakhet. S'appuyant sur l'ethnographie des trajectoires socio-spatiales de jeunes laotiennes mobiles et les conceptions forgées par la sociologue Colette Guillaumin (2016 [1978]) et l'anthropologue Amy Sim (2009), la thèse fait émerger le concept de « politique d'immobilisation ». Le terme désigne les formes institutionnalisées de restriction des mobilités spatiales et sociales des femmes imposées au nom de leur protection et facilitant l'exploitation de leur travail. J'interroge ainsi les différents degrés de rétention humanitaire expérimentés par les « bénéficiaires » de programmes de prévention de la traite ou de réhabilitation au Laos et en Thaïlande. Au fil de l'étude de leurs parcours, je questionne les formes institutionnalisées de restriction des mobilités et de mise au travail qu'elles expérimentent, et les stratégies qu'elles déploient pour y faire face. Les personnes prises en charge dans des centres de réhabilitation pour victimes de traite au Laos sont de jeunes filles et femmes issues de familles paysannes, faiblement diplômées et non mariées, aux trajectoires variées. Beaucoup sont catégorisées comme étant « à risque de traite » mais n'ont ni émigré ni été exploitées. Celles qui ont travaillé dans l'industrie du sexe en Thaïlande ne sont pas aussi nombreuses qu'attendues, et beaucoup de Laotiennes ont été exploitées en Thaïlande dans des ateliers de production, des maisons ou des restaurants. Leurs parcours migratoires ont été entravés à plusieurs reprises au nom de leur protection. La thèse conceptualise plusieurs degrés de confinement des femmes dans l'espace, dont la « réhabili-détention » humanitaire en refuge gouvernemental thaïlandais, l'immobilisation préventive à la frontière lao-thaï, et l'incorporation de la clôture dans les refuges anti-traite du Laos. Elle interroge la prescription d'une respectabilité laborieuse en refuge, et la réintégration d'un nombre croissant de résidentes de refuges au sein d'usines de précision (produisant textile, perruques, ou lunettes) faiblement rémunérées sur le territoire national. L'ethnographie se poursuit dans les dortoirs d'usine de précision qui accueillent des programmes de prévention de la traite et de réintégration de ses victimes. Elle interroge la porosité idéelle et réelle des ouvrières et prostituées dans le Laos contemporain, interrogeant les déplacements de jeunes filles et femmes sur le continuum des échanges économico-sexuels. Apparaissent également dans les dortoirs des pratiques de re-socialisation corporelle visant l'acquisition d'une apparence masculine et d'un statut de tom (de l'anglais tomboy). Les mobilités sociales engagées par les ouvrières tom sont cependant confrontées à des formes d'appropriation qui les empêchent d'intégrer la classe des hommes. La thèse montre que le secteur anti-traite prolonge des formes d'appropriation collective et individuelle des femmes également en jeu dans l'institution familiale et sur le marché du travail, sans toutefois en détenir l'exclusivité. Elle révèle les ambivalences des frontières de genre dans les centres de réhabilitation comme dans les dortoirs d'usines.
From anti-trafficking shelters to factory work : an ethnography of young Laotian women and girls ensnared in the politics of immobilization
Since 2000, programs designed to combat human trafficking and sexual exploitation have proliferated in Laos. As one of the region's poorest countries, a significant proportion of Laos' female workforce migrates to Thailand, often to work in the sex industry. Scholarly research on the struggle to combat human trafficking is predominantly concerned with anti-trafficking discourse and the repression of sex work. However, this thesis draws on extensive ethnographic field work with women and girls who are targeted by anti-trafficking policies, conducted in rehabilitation centers for trafficking victims and in factory dormitories in Vientiane and Savannakhet and considers the impact of those policies on those who the policies intend to benefit. Drawing from an ethnography of young, mobile, female Laotians and the conceptual frameworks developed by the sociologist Colette Guillaumin (2016 [1978]) and the anthropologist Amy Sim (2009), this thesis is anchored in a discussion about the "politics of immobilization." The term denotes the institutional restrictions imposed on the spatial and social mobility of women and girls, in the name of their protection, which nevertheless render them more vulnerable to exploitation. I analyze the different experiences of people who 'benefit' from humanitarian detention through anti-trafficking and victim rehabilitation programs in Thailand and Laos. Throughout their life paths, I examine the institutional restrictions imposed on their mobility, their placement within the workforce and the strategies they deploy to negotiate these constraints. Laos' rehabilitation centers for trafficking victims are populated by young, unmarried women and girls from rural areas, with little education. Many have been labeled "at-risk of trafficking" but have never emigrated, nor been victims of trafficking. The number of women and girls who have worked in Thailand's sex industry are far fewer than one would expect, and yet many have worked under exploitative conditions in Thai workshops, restaurants and households. Their efforts to migrate have been hampered on multiple occasions, in the name of their protection. This thesis conceptualizes the differing degrees to which these women and girls have been deprived of their freedom of movement, from detention in the Thai government's rehabilitative shelters, to heightened restrictions at the Thai-Lao border and the implementation of sequestration measures in Lao anti-trafficking shelters. It also examines the ways in which shelter residents are inculcated with notions of respectable labor and transitioned into low-wage jobs in Lao factories fabricating textiles, wigs or eyeglasses. The ethnographic research extends into the dormitories of factories that partner with anti-trafficking and victim reintegration programs. I examine the real and idealized permeability between factory and sex work for young women and girls in contemporary Laos, highlighting their movements within a continuum of sexual economic exchanges. Factory dormitories are also spaces where masculine attributes are adopted through a resocialization of the body in order to attain the status of a tom (a tomboy). However, these strategies, aimed at attaining social mobility, are stifled by gendered barriers that prevent women from ascending to the class status afforded to men. Through the concept of a politics of immobilization, this thesis demonstrates that the anti-trafficking sector exacerbates the very forms of female disempowerment, both individual and collective, that are at play within the institution of family and the workforce. It also reveals the ambiguities of gendered boundaries in victim rehabilitation shelters and factory dormitories. These spaces of immobilization and gender normalization create conditions that, in part, destabilize these boundaries.