Thèse soutenue

Des usages de la fiction à l'oeuvre dans les images fixes : une approche wittgensteinienne

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Auteur / Autrice : Marielle Chauvin
Direction : Plinio Walder Prado Junior
Type : Thèse de doctorat
Discipline(s) : Philosophie
Date : Soutenance en 2010
Etablissement(s) : Paris 8

Résumé

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Lorsque nous pensons à des œuvres d’art, ce sont généralement des œuvres de fiction. En effet, s’il s’agit d’une œuvre écrite, c’est un roman, un poème qui sera l’objet de notre choix davantage qu’un livre d’Histoire ou un manuel quelconque. Si nous pensons image, la dénomination « œuvre d’art » sera alors donnée à une peinture ou bien encore à un film de fiction plus qu’ à un diagramme ou à un documentaire. En somme, la fiction est implicite dans notre évaluation d’un objet en tant qu’œuvre d’art et semble pourtant échapper à nos critères. Dans une réflexion esthétique contemporaine, cette prise de conscience quant au statut de la fiction et à son rôle dans le fonctionnement de certains objets en tant qu’œuvre est une question de taille, constituée de silence notamment en philosophie. Si la philosophie de l’art ne pense donc pas la fiction à l’œuvre dans nos œuvres d’art, elle en ignore peut-être également sa part et cette forme de cécité est d’autant plus problématique que les pratiques artistiques se jouent constamment d’une perméabilité latente entre fictionalité et référentialité, imitation et témoignage et soulèvent des débats qui touchent pourtant précisément à des questions imminentes de philosophie morale ou de métaphysique. Lorsqu’il s’agit d’images, et de surcroît de photographie, le problème de la référentialité est accru car le document photographique, en tant que moyen d’enregistrement, est indiciel. Sous les lumières de la sémiotique peircienne, l’indice se fait trace minimale et inclut l’incertitude existentielle, invitant la fictionalité dans toute photographie. Il est donc une nécessité philosophique, me semble-t-il, à penser la fiction à l’œuvre dans ces pratiques photographiques, dans lesquelles le dispositif, la forme, l’esthétique interrogent l’éthique et vice-versa. Dans les Carnets 1914-1916, Wittgenstein écrit d’ailleurs : « L’œuvre d’art, c’est l’objet vu sub specie aeternitatis ; et la vie bonne, c’est le monde vu sub specie aeternitatis. Telle est la connexion entre l’art et l’éthique. »` L’enjeu de cette compréhension entre éthique et esthétique est majeur quant à l’appréciation de la pratique contemporaine de la photographie, tant celle-ci est devenue un médium majeur de l’art contemporain, utilisée en tant que telle, de manière souvent sérielle, afin de créer du récit, ou intégrée à des pratiques performatives. Pour me guider dans ce foisonnement de pratiques hybrides, j’ai choisi l’œuvre de Jeff Wall, artiste et historien de l’art canadien connu pour ces « tableaux photographiques », véritables fictions documentaires, cybachromes de grande taille placés dans des caissons lumineux à la manière de publicités. L’œuvre de Jeff Wall est à la fois photographique au sens strict tout en se montrant dans un dispositif très contemporain. L’image choisie, The storyteller, problématise à tous les niveaux la question de la fiction. Wittgenstein écrit dans les Remarques sur les couleurs : « Ainsi je décrirais la photographie, et si quelqu’un disait que cela décrit non pas la photographie, mais les objets qui vraisemblablement ont été photographiés, tout ce que je pourrais dire, c’est que l’image est telle qu’on dirait que les cheveux étaient de cette couleur. » S’il n’y a pas, à proprement parler, d’ « esthétique wittgensteinienne », c’est de cette prudence observationnelle que la photographie contemporaine a le plus besoin aujourd’hui et une philosophe de l’art à l’écoute de Wittgenstein reste encore à construire. L’esthétique et l’éthique appartiennent, pour le philosophe autrichien, au domaine de l’indicible sans pour autant que ceux-ci ne soient rendus au pur mysticisme. En effet, l’indicible est aussi le champ de la monstration, de la vision, d’une sensibilité aux aspects. D’une certaine manière, voir dans une œuvre d’art un geste revient aussi à lui prêter la capacité de montrer. Dans nos jugements esthétiques, nous utilisons des mots, et dans ce souci de monstration, Wittgenstein va s’intéresser, notamment dans les Leçons sur l’esthétique, à l’usage et c’est donc en termes de « jeux de langage » qu’il aborde les questions esthétiques, c’est-à-dire de la même manière que les questions conceptuelles. Sur cet aspect conceptuel, Wittgenstein écrit dans les Remarques mêlées : « Rien n’est plus important que l’élaboration de concepts fictifs, qui seuls nous apprennent à comprendre les nôtres. » Au cœur même d’un questionnement esthétique wittgensteinien, nous retrouvons celle de la fiction conçue ici en termes d’usage, entendue dans le fonctionnement de «jeux de langage ».