Thèse soutenue

La restauration des œuvres de musées : transformation d'une activité et dynamique professionnelle
FR
Accès à la thèse
Auteur / Autrice : Léonie Hénaut
Direction : Régine Bercot
Type : Thèse de doctorat
Discipline(s) : Sociologie
Date : Soutenance en 2008
Etablissement(s) : Paris 8

Mots clés

FR

Mots clés contrôlés

Résumé

FR

Une enquête par questionnaires réalisée par le Département des Etudes et de la Prospective du Ministère de la Culture en 1993 révèle que la population des restaurateurs d’œuvres d’art compte en France plus de 4 500 praticiens. Si 80 % d’entre eux exercent en tant qu’indépendants, c’est bien là leur seul point commun. Cette population est en effet surtout remarquable par son hétérogénéité : en termes d’âge, de sexe, de milieu d’origine, de niveau de formation et d’implantation géographique des restaurateurs, mais aussi du point de vue de leur spécialité, de leur statut juridique, ou de la composition de leur clientèle. On peut distinguer néanmoins deux grandes figures de restaurateurs : l’homme de métier et le professionnel. La première figure émerge au XVIIIe siècle quand apparaissent des méthodes spécifiques de restauration : les praticiens les acquièrent au terme de plusieurs années d’apprentissage au sein d’un atelier. La seconde naît au début des années 1970 en France avec la création de formations de niveau Master : les restaurateurs reçoivent des enseignements théoriques, appliqués à la restauration, fondés sur les sciences de la nature – physique, chimie, biologie – et l’histoire de l’art. La coexistence de ces deux figures pendant ces trente dernières années n’a pas été sans occasionner des tensions, révélatrices de la dynamique que connaît le groupe professionnel des restaurateurs. Dans cette thèse, nous nous intéressons en particulier au domaine des musées car, comme nous le montrons, la substitution progressive de la figure du professionnel à celle de l’homme de métier s’y amorce d’abord et est aujourd’hui achevée alors que les restaurateurs diplômés commencent seulement à pénétrer les autres marchés. La question de recherche que nous traitons s’inscrit dans le sillage des nombreux travaux conduits en sociologie des professions, qui visent à expliciter le processus qu’on appelle couramment professionnalisation, « par lequel un corps de métier tend à s’organiser sur le modèle des professions établies ». Ce modèle est généralement incarné par des professions dotées de certaines caractéristiques et notamment d’un monopole légalement reconnu sur l’exercice de l’activité. Cependant, le passage du métier à une profession ne peut être ici défini par l’apparition d’une réglementation de l’activité car les professions artisanales possèdent déjà un système de régulation spécifique. De même, il ne peut être vu comme l’apparition d’une expertise car les restaurateurs de métier détiennent déjà des savoir-faire et des connaissances empiriques reconnus. Au contraire, on assiste à la substitution d’une forme de régulation à une autre, et d’un mode de résolution des problèmes à un autre. En ce sens, le passage du métier à la profession de restaurateur est un changement de paradigme. Le présent travail montre qu’un tel changement passe par plusieurs batailles : pour la conquête institutionnelle du monopole sur l’exercice de l’activité, pour la redéfinition du cadre socio-technique de référence régissant l’activité de travail, pour la reconnaissance de la nouvelle forme d’expertise par les commanditaires et les collègues de travail. Ces trois aspects de la mutation d’un métier artisanal vers une profession que nous avons étudiés – il est possible de les nommer institutionnel, technique et organisationnel – font chacun l’objet d’une partie de la thèse. La première partie est consacrée à l’aspect le plus classiquement étudié en sociologie des professions, à savoir l’aspect institutionnel de la transformation du métier en profession établie. En utilisant le cadre d’analyse proposé par Andrew Abbott, nous étudions l’évolution de la place des restaurateurs dans la division interprofessionnelle du travail, en analysant notamment les luttes professionnelles qui animent le champ d’activité de la restauration depuis les années 1970. Nous montrons que si les restaurateurs diplômés des nouvelles formations obtiennent en 2002 le monopole sur le marché de la restauration des œuvres de musées au détriment des restaurateurs de formation traditionnelle, leur autonomie professionnelle n’est pas complète dans la mesure où les conservateurs de musées contrôlent l’organisation de l’activité. De façon plus originale, nous montrons dans la deuxième partie que le mouvement formel d’institutionnalisation étudié dans la première partie s’appuie sur une transformation profonde du « cadre de référence » régissant l’activité de travail. Ce terme, introduit par Patrice Flichy dans ses travaux sur l’innovation, désigne les dispositifs matériels mobilisés lors d’une activité ainsi que les procédés techniques employés. Nous ajoutons à ces deux aspects une dernière dimension, que l’on pourrait appeler idéelle : elle recouvre les aspects du cadre de référence qui touchent à la définition même de l’activité – ce qu’est restaurer une œuvre d’art, ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire – et les conventions de travail qui en découlent pour ceux qui l’exercent. La transformation du cadre de référence s’amorce dans les années 1930 au niveau international : on assiste à la mobilisation de dispositifs scientifiques comme la radiographie pour l’analyse des œuvres de musées, puis à l’introduction de problématiques propres à l’histoire de l’art dans la conduite des travaux de restauration, ensuite à l’évacuation de tout ce qui relève de l’informel, enfin à l’extension de l’activité de restauration des œuvres des Beaux-Arts à la conservation de tous les types d’objets. Nous montrons que ces processus successifs ne sont pas seulement le fruit du changement technique mais aussi de luttes interprofessionnelles entre scientifiques de laboratoire, conservateurs de musées, restaurateurs, artistes et amateurs. Ces luttes ont contribué à la redéfinition de la restauration, d’activité « artistique et artisanale » en activité « scientifique et critique », et à la transformation concrète des pratiques de travail. En troisième et dernier lieu, nous analysons l’impact des deux grands changements étudiés dans les parties précédentes – montée en qualification des restaurateurs et transformation du cadre de référence régissant l’activité de restauration – sur la place des restaurateurs dans la division du travail au sein des institutions. Nous montrons qu’il n’y a pas d’effet mécanique : selon le contexte de travail, les restaurateurs peuvent subir une perte de contrôle sur leur activité ou au contraire voir leurs prérogatives s’étendre. Le lieu de travail est aussi un niveau de régulation auquel les groupes professionnels se mobilisent et négocient afin d’améliorer leur position dans le système de travail et d’accroître leur légitimité. L’analyse conjointe de ces différents aspects de la professionnalisation des restaurateurs appelle des méthodes d’investigation spécifiques et variées. Plusieurs moyens ont notamment été utilisés pour saisir la temporalité d’un tel processus : l’analyse comparée de controverses intervenues à des époques différentes, l’examen de biographies d’œuvres d’art, l’étude de cas d’innovations, le croisement de matériaux ethnographiques et historiques, le traitement quantitatif des documents de travail produits par les acteurs pendant un demi-siècle. Notre apport théorique et méthodologique se situe aussi dans le fait que nous avons développé une approche sociologique des groupes professionnels qui donne toute sa part à l’analyse du contenu de l’activité de travail.