Thèse de doctorat en Anthropologie sociale et historique
Sous la direction de Daniel Fabre.
Soutenue en 2006
à Paris, EHESS .
Nous nous sommes intéressée à la catégorie dite des « grands lecteurs », qui lisent vingt-cinq livres et plus par an, selon la définition qu’en donne le ministère de la Culture et de la Communication. Au-delà de cette donnée statistique - 14% des lecteurs en France - s’agit-il d’une communauté observable ? Notre thèse s’attache à comprendre les raisons de la relation existentielle que ces individus entretiennent avec la lecture en s’efforçant d’en restituer les modalités pratiques, son insertion fondatrice dans leur vie quotidienne, sa place dans une construction identitaire. La notion d’objet-livre, comme celle des bibliothèques privées, sont également au cœur de notre questionnement. Trois axes ont été privilégiés : tout d’abord tenter de définir l’identité d’un grand lecteur, à travers la présentation qu’il fait de lui-même et en s’appuyant sur les registres lexicaux qu’il utilise. Une palette de pratiques a été analysée pour décrire les habitudes de lecture mais aussi les manies liées à l’objet-livre. Différents processus visent à transformer un objet-livre et une pratique de lecture en un acte intime et singulier et sont assimilés à des rites d’accompagnement de mise en place de cette unicité : du marque page au choix d’une couverture « provisoire » le temps de la lecture de l’ouvrage, du refus de lire dans une salle d’eau au plébiscite du carnet « compagnon » de lectures et recueillant de futures critiques littéraires, tous ces processus sont analysés en fonction des déclarations des grands lecteurs, des observations effectuées à leur domicile et en lien avec un corpus constitué de textes littéraires, autobiographiques ou d’essais d’écrivains. Quarante-cinq entretiens approfondis, chez les enquêtés mêmes, ont donné lieu à de véritables récits de vie où les parcours des grands lecteurs se confondaient indubitablement avec leur parcours biographique d’individu. Cette « auto-bio-bliographie » met en évidence une scansion propre aux grands lecteurs, à savoir une oscillation perpétuelle entre deux pôles antagonistes, comme la norme et la transgression (dans les genres lus, dans les achats, dans la fréquence et la quantité de choses lues) , comme l’affirmation du manque (les listes de livres à lire, les livres perdus, etc. ) et celle de la saturation ( des références et citations dans leurs discours, des espaces intérieurs remplis d’ouvrages, du temps libre (ou non) au bénéfice de la lecture, etc. ). Par la suite, l’observation ethnographique des parcours de grands lecteurs dans une librairie a permis d’approcher la façon dont ils acquièrent leur « droit de propriété » sur les ouvrages. L’hypothèse de travail a été celle de voir dans ces déplacements physiques au sein de l’espace de vente du livre le moyen déployé par les grands lecteurs pour élaborer un rapport intellectuel et affectif avec le livre et la lecture. Enfin, la présentation des intérieurs de nos interlocuteurs, saturés de papier, rend possible la mise en évidence des moments et formes de partage entre le lecteur et le livre, et d’une projection du grand lecteur dans la mise en scène de ses bibliothèques, de la plus visible aux plus secrètes. Par l’analyse des parcours de lecteur et pratiques de collectionneur et d’amoureux du livre, notre recherche a voulu démontrer que les grands lecteurs ne se vivent que dans la littérature, l’acte de lire et dans un attachement singulier aux livres.
Easyreaders : a journey to the land of "great readers" : an ethnographic study on a group of readers
Our study deals with the category known as the « great readers », those whose practice is to read twenty-five books and more a year, according to the definition given by the ministry of Culture and Communication. Beyond the provided data - 14% of the readers in France - the question was to determine whether those readers form an observable group. Our analysis will be organized according to three axes : first of all, we will draw the portrait of a great reader through the image he gives of himself and through the lexical registers he uses. Then, a range of practices was analyzed to classify the reading habits but also the manias related to the « book » as an object. Thereafter, we focused on the ethnographic observation of the « itineraries » usually taken by great readers in a bookshop, which made it possible to define the way they acquire their « right of ownership » on the works they read. Lastly, we depicted our sample group’s interior settings, all filled with paper, which not only do reveal when and how they share their books, but also the way great readers project themselves in the display of their own bookshelves and personal libraries, from the most visible to the most secret staging strategies. Through the analysis of the reader’s habits and the various behaviours of great collectors and other book lovers, our study aims to show that the great readers only fulfil themselves through literature, through the act of reading or of devoting themselves to books.