Thèse soutenue

Navigation visuelle chez la fourmi

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Auteur / Autrice : Antoine Wystrach
Direction : Ken ChengGuy Beugnon
Type : Thèse de doctorat
Discipline(s) : Neurosciences, comportement et cognition
Date : Soutenance en 2011
Etablissement(s) : Toulouse 3

Mots clés

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Mots clés contrôlés

Résumé

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Les remarquables capacités de navigation des insectes nous prouvent à quel point ces " mini-cerveaux " peuvent produire des comportements admirablement robustes et efficaces dans des environnements complexes. En effet, être capable de naviguer de façon efficace et autonome dans un environnement parfois hostile (désert, forêt tropicale) sollicite l'intervention de nombreux processus cognitifs impliquant l'extraction, la mémorisation et le traitement de l'information spatiale préalables à une prise de décision locomotrice orientée dans l'espace. Lors de leurs excursions hors du nid, les insectes tels que les abeilles, guêpes ou fourmis, se fient à un processus d'intégration du trajet, mais également à des indices visuels qui leur permettent de mémoriser des routes et de retrouver certains sites alimentaires familiers et leur nid. L'étude des mécanismes d'intégration du trajet a fait l'objet de nombreux travaux, par contre, nos connaissances à propos de l'utilisation d'indices visuels sont beaucoup plus limitées et proviennent principalement d'études menées dans des environnements artificiellement simplifiés, dont les conclusions sont parfois difficilement transposables aux conditions naturelles. Cette thèse propose une approche intégrative, combinant 1- des études de terrains et de laboratoire conduites sur deux espèces de fourmis spécialistes de la navigation visuelle (Melophorus bagoti et Gigantiops destructor) et 2- des analyses de photos panoramiques prisent aux endroits où les fourmis naviguent qui permettent de quantifier objectivement l'information visuelle accessible à l'insecte. Les résultats convergents obtenus sur le terrain et au laboratoire permettent de montrer que, chez ces deux espèces, les fourmis ne fragmentent pas leur monde visuel en multiples objets indépendants, et donc ne mémorisent pas de 'repères visuels' ou de balises particuliers comme le ferait un être humain. En fait, l'efficacité de leur navigation émergerait de l'utilisation de paramètres visuels étendus sur l'ensemble de leur champ visuel panoramique, incluant repères proximaux comme distaux, sans les individualiser. Contre-intuitivement, de telles images panoramiques, même à basse résolution, fournissent une information spatiale précise et non ambiguë dans les environnements naturels. Plutôt qu'une focalisation sur des repères isolés, l'utilisation de vues dans leur globalité semble être plus efficace pour représenter la complexité des scènes naturelles et être mieux adaptée à la basse résolution du système visuel des insectes. Les photos panoramiques enregistrées peuvent également servir à l'élaboration de modèles navigationnels. Les prédictions de ces modèles sont ici directement comparées au comportement des fourmis, permettant ainsi de tester et d'améliorer les différentes hypothèses envisagées. Cette approche m'a conduit à la conclusion selon laquelle les fourmis utilisent leurs vues panoramiques de façons différentes suivant qu'elles se déplacent en terrain familier ou non. Par exemple, aligner son corps de manière à ce que la vue perçue reproduise au mieux l'information mémorisée est une stratégie très efficace pour naviguer le long d'une route bien connue ; mais n'est d'aucune efficacité si l'insecte se retrouve en territoire nouveau, écarté du chemin familier. Dans ces cas critiques, les fourmis semblent recourir à une seconde stratégie qui consiste à se déplacer vers les régions présentant une ligne d'horizon plus basse que celle mémorisée, ce qui généralement conduit vers le terrain familier. Afin de choisir parmi ces deux différentes stratégies, les fourmis semblent tout simplement se fier au degré de familiarisation avec le panorama perçu. Cette thèse soulève aussi la question de la nature de l'information visuelle mémorisée par les insectes. Le modèle du " snapshot " qui prédomine dans la littérature suppose que les fourmis mémorisent une séquence d'instantanés photographiques placés à différents points le long de leurs routes. A l'inverse, les résultats obtenus dans le présent travail montrent que l'information visuelle mémorisée au bout d'une route (15 mètres) modifie l'information mémorisée à l'autre extrémité de cette même route, ce qui suggère que la connaissance visuelle de l'ensemble de la route soit compactée en une seule et même représentation mémorisée. Cette hypothèse s'accorde aussi avec d'autres de nos résultats montrant que la mémoire visuelle ne s'acquiert pas instantanément, mais se développe et s'affine avec l'expérience répétée. Lorsqu'une fourmi navigue le long de sa route, ses récepteurs visuels sont stimulés de façon continue par une scène évoluant doucement et régulièrement au fur et à mesure du déplacement. Mémoriser un pattern général de stimulations, plutôt qu'une série de " snapshots " indépendants et très ressemblants les uns aux autres, constitue une hypothèse parcimonieuse. Cette hypothèse s'applique en outre particulièrement bien aux modèles en réseaux de neurones, suggérant sa pertinence biologique. Dans l'ensemble, cette thèse s'intéresse à la nature des perceptions et de la mémoire visuelle des fourmis, ainsi qu'à la manière dont elles sont intégrées et traitées afin de produire une réponse navigationnelle appropriée. Nos résultats sont aussi discutés dans le cadre de la cognition comparée. Insectes comme vertébrés ont résolu le même problème qui consiste à naviguer de façon efficace sur terre. A la lumière de la théorie de l'évolution de Darwin, il n'y a 'a priori' aucune raison de penser qu'il existe une forme de transition brutale entre les mécanismes cognitifs des différentes espèces animales. Le fossé marqué entre insectes et vertébrés au sein des sciences cognitives pourrait bien être dû à des approches différentes plutôt qu'à de vraies différences ontologiques. Historiquement, l'étude de la navigation de l'insecte a suivi une approche de type 'bottom-up' qui recherche comment des comportements apparemment complexes peuvent découler de mécanismes simples. Ces solutions parcimonieuses, comme celles explorées dans cette thèse, peuvent fournir de remarquables hypothèses de base pour expliquer la navigation chez d'autres espèces animales aux cerveaux et comportements apparemment plus complexes, contribuant ainsi à une véritable cognition comparée.